mercredi 9 septembre 2009

Ce sont nos désirs qui nous sauvent

Je suis rentrée à Québec et j’ai usé de différentes tactiques pour ne pas trop me sentir suspendue dans les airs, comme en proie à une apesentateur galopante, à un syndrome de pauvre petite fille riche du genre, ah, ouin, je sais pas je file pas trop, je suis comme entre deux tournées, c’est dur. Mais tsé. La vérité, c’est que malgré le fait que je me sois garrochée à Montréal le plus vite possible, que j’aie passé du temps chez mes parents, que j’aie fait des feux, que j’aie vu des shows, que j’aie joué à des nouveaux jeux de société, que j’aie donné des cadeaux, que j’en aie reçus, que j’aie lu, que j’aie inventé des recettes à base de légumineuses pour cause de budget serré, que je sois sortie, que je sois rentrée tard, que j’aie fait du ménage, que j’aie rencontré tous les nouveaux bébés nés en mon absence, que j’aie recommencé à m’entraîner et que j’aie même travaillé, la vérité, malgré mes beaux amis, les soupers étirés, les apéros impromptus, malgré toute ça et malgré le fait qu’il ait fini par faire beau, malgré ma vie qui est chouette comme tout, malgré les échappées belles, le trouble inattendu et autres revirements de situation inespérés, la vérité vraie c’est que je me sens pas encore tout à fait revenue, et déjà plus toute là. La vérité c’est que je suis comme entre parenthèses, que tout est bizarre, et que même faire l’épicerie, c’est compliqué, parce que qu’est-ce tu veux je repars vraiment bientôt, et que là, ben j’attends.


J’attends juste de retomber dans mon autre orbite, celui où je suis celle qui change de chambres d’hôtel presque toutes les semaines, qui se fait une maison avec deux bougies, une poche de thé et un bouquet de fleurs fraîches, celle qui frôle tous les jours les vies qu’elle n’a pas choisies de vivre.


Là je suis à Ottawa. J’invente cette vie-là.


Dans ma vie à Ottawa, je fais probablement un métier sérieux, du genre conservatrice de musée ou chercheuse. J’ai une petite maison carrée à l’anglaise, comme celles qui bordent les rues ici, avec une grande galerie ombragée qui longe trois côtés des murs, et peut-être que j’ai un jardin. Dans mon jardin il n’y a pas de légumes ni rien, juste des fleurs tenaces, qui poussent toutes seules, mais c’est un beau jardin tout croche. Dans ma vie à Ottawa je suis ici parce que j’ai rencontré un garçon fragile, sérieux, inquiet, idéaliste, un long garçon intense qui a fait sciences po ou quelque chose du genre, et qui écrit dans son coin, qui enseigne sûrement, qui fait du vélo et qui connaît le nom des plantes indigènes. Chez nous c’est lui qui cuisine. Et qui écrit des lettres ouvertes aux journaux. C’est lui qui m’a emmenée ici et parce que je l’aime, je l’ai suivi, j’ai déménagé ma vie de l’autre côté, dans l’autre pays. C’est lui qui m’a remarquée en premier, et dans cette vie-là j’ai eu la grâce de laisser un garçon me choisir - on s’est connus dans un cours à l’université, un cours pas rapport qu’on avait pris tous les deux, genre chinois, un cours qu’on avait fini par abandonner vu qu’on était trop poches et qu’on s’était enfin avoué qu’on continuait à aller en classe juste pour voir l’autre. Dans ma vie à Ottawa je ne suis jamais allée en Chine, et peut-être aussi que je n’irai jamais, parce que je vais choisir d’aller en camping dans les Rocheuses et de plus tard acheter un chalet au bord de l’eau, et dans cette vie-là, probablement que je ne sais pas non plus que la Trilogie des Dragons commence avec à peu près cette phrase, “je ne suis jamais allé en Chine”. Dans ma vie à Ottawa je vais dans le quartier chinois avec mon amoureux le soir, on mange de la tonkinoise au boeuf et on parle du film qu’on a vu, parce qu’il adore le cinéma et que moi j’adore le voir adorer le cinéma. Je ne sais peut-être même pas que j’aurais voulu jouer - je trouve les actrices belles, et chanceuses. Je demande à mon homme de me tenir comme un homme, et de m’embrasser comme dans le film. On rentre dans la petite fraîche qui n’est pas encore l’automne mais qui n’est déjà plus l’été, on marche le long des grandes artères, et on se couche tôt. Dans ma vie à Ottawa je suis une autre, celle qui aurait été sage autrement, celle qui aurait eu peur d’échouer peut-être, et qui aurait choisi la voie la plus visiblement délimitée. Histoire de l’art, ou biologie. Amour d’université. Photographie la fin de semaine, cours de salsa le jeudi. Quelque chose qui tient bon. Quelque chose qui s’enracine. Quelque chose d’heureux, aussi, je suis presque sûre. Avec quelque chose qui manque, probablement, mais il manque toujours quelque chose. Tout nous manque, d’une façon ou d’une autre. Dans ma vie à Ottawa je ne pense jamais à ça.


Quand j’étais petite, la vie de tournée revêtait pour moi des attraits mystérieux et vaguement sulfureux, faits d’errance contrôlée, de dissolution douce, de village ambulant tricoté juste assez lousse, d’aventures excentriques, d’échecs sublimes, de cafés pris au petit matin sur le bord des roulottes et d’amours en forme d’acrobaties, voltiges légères sous les portes cochères, un parapluie dans chaque main pour rester en vie. Je voulais vivre dans un cirque, et bouger pour toujours. Je voulais être ailleurs. Évidemment je me trompais et en même temps, je ne me trompais pas tant que ça. Je ne sais pas comment dire. Je me trompais sur les détails. J’étais assez proche d’une partie des sensations. S’arracher. Faire du sentiment d’arrachement une sorte de dédouanement pour sa liberté. Gagner du terrain sur l’ennui, en cédant quelque chose d’autre part, quelque chose de secret, quelque chose d’autrefois miraculeux, quelque chose qui serait peut-être du temps, peut-être une illusion, peut-être un mélange des deux - comme si la conscience de la finitude des choses était le prix du voyage.


Il y a eu des moments dans cette longue aventure où je me disais que je ne saurais plus comment vivre à Québec, des moments où rentrer me mettait dans un état pas possible. Puis je me suis posée un peu et je pense que maintenant j’aime les deux, être là-bas et être en voyage, dans un aller-retour qui donne de l’air à mon âme, et qui me sauve de la sensation d’étouffer qui me prend si vite quand je reste trop longtemps sans savoir où, quand je pourrai repartir.

Mais hier, dans la salle du grand théâtre, même s’il faisait froid, qu’on a plutôt attendu toute la journée, même si c’était long et que rien de nouveau ne se jouait là - je me suis quand même dit: c’est ici que je me sens le moins étrangère. Dans le noir des théâtres. Dans la lueur invisible de cette poésie vouée à disparaître un jour ou l’autre.