mardi 11 août 2009

Le coeur est une île grecque

Je ne savais pas qu’il y avait des sortes de bleus qui pouvaient faire se serrer le coeur:  comme si dans la couleur on pouvait voir battre ce qu’avaient vu les Grecs d’il y a dix mille ans, comme un pressentiment, ou juste un vague espoir.  En regardant la mer depuis la plage d’Agia Theodoti à Ios, je me suis dit, ouin, c’est vraiment une belle place pour starter une civilisation.  Ça donne le goût.  Ça donne du gaz.  J’avais le coeur tout en noeuds à cause de la couleur de l’eau, des humains qui essayent de vivre ensemble et qui réussissent si mal, et sûrement aussi à cause de plein d’autres choses qui m’échappent, et je pensais à ça, à toute ça; et c’est à ce moment, quand j’en étais arrivée précisément, dans mon énoncé mental, au mot “civilisation”, qu’une vague m’est passée par-dessus la tête, me détrempant de pied en cap, et me calmant joliment le pompon philosophique.  Ah, la mer.

Qu’est-ce que je pourrais bien vous raconter.  En vacances quand même on fait des petites choses toute la journée, mais finalement on ne fait rien vraiment, et c’est ça qui est bon, le temps long, l’attention portée à l’échelle minuscule des événements.  Comme si le plus important se déplaçait, les grands questionnements devenant:  est-ce que j’ai de la crème solaire partout?  que faire avec mes noyaux d’olive?  est-ce que le tzatziki est meilleur ici que dans la taverne d’hier soir  -  où donc ai-je mangé le meilleur tzatziki de ma vie?  d’où viennent tous ces chats?  peut-on consommer de la salade grecque quatre fois en deux jours?  où se couche le soleil?  puis-je avoir des glaçons pour mon vin?  quel est le nom de la chanteuse du tube de l’été qu’on entend dans tous les autobus?, et toutes les variations possibles autour de ces petits thèmes de touriste.  

À Santorini, où on avait loué une maison avec mes amis, on a vus des plages noires, blanches, rouges.  On a joué dans l’eau et on s’est fait des grilled-cheese, on a dormi sur le sable, on a pris des photos, couru les couchers de soleil et les pâtisseries, bu des bières froides et du vin doux.  On a joué aux dés une fois je pense (et j’ai gagné!).  On a choisi des cailloux un par un au bord de l’eau et on a écrit le nom des plages sur des petites boîtes, on a mis les cailloux dedans, même s’ils étaient vraiment plus beaux mouillés.  On n’est pas allés sur le volcan.  À chaque fois que quelqu’un disait le mot, volcan, j’entendais dans ma tête Desjardins:  “personne ne sait ni comment, ni où, ni quand / nos lèvres touchent à la bouche du volcan”.  On a mangé des pizzas sur la plage dans le noir, avec juste le ciel immense et le bruit des vagues.

À Ios on a passé juste une journée, et on n’a vu ni la tombe d’Homère, ni la plage de Manganari, parce qu’il aurait fallu louer une auto et que je ne conduis toujours pas manuel.  On fait un pique-nique sous un arbre à la place, et après on s’est occupé de nos affaires de vacanciers, à savoir:  lire mais pas tant que ça, dormir un peu, bronzer, se baigner, ramasser des roches.  Manger un biscuit.  Nager encore, prendre une photo, se recoucher, vérifier si les roches sont sèches, reprendre le bus.  Tout ça.    

En Crète, on a été marcher dans les Gorges de Samaria, les plus longues et les plus profondes d’Europe.  C’était splendide.  La randonnée, de 18 kilomètres environ, est une longue descente sous les arbres odorants suivie d’une progression entre les deux parois vertigineuses des gorges.  C’est très impressionnant:  mais ce qui a ravi mon âme, c’est qu’au bout de tout ça, on arrive à la mer de Libye.  Avec, de l’autre côté, l’Afrique.  À à peine 500 kilomètres.  Ça m’a fait complètement halluciner.  J’ai nagé avec les poissons dans la mer de Libye.  Oui oui.  Et alors que j’en n’avais jamais eu envie, je me suis surprise à me dire que ça devait être bien, d’aller marcher de l’autre côté, de voir ce continent, de traverser par-là.  J’étais tout énervée d’être aussi proche.  Et c’était magnifique:  l’eau était turquoise et translucide, mais sur un fond noir, ce qui lui conférait une espèce de profondeur louvoyante, de beauté vénéneuse, de lueur divinatoire.  C’était vraiment fantastique.  À Elafonissi et Gramvoussa, deux plages protégées et accessibles seulement après de longs transports organisés, on a été éblouis par la splendeur de la nature.  J’aurais beau essayer de décrire la pureté de ces paysages, ça ne serait jamais à la hauteur.  Je peux dire:  paradis.  Je peux dire:  eau turquoise pâle, oeufs de tortue, sable blanc et rose.  Je peux dire sublime.  C’est tout, et ça ne sert à rien d’essayer d’en rajouter.  C’était sublime.  J’en tremble encore.  La beauté est la chose la plus reposante au monde  -  c’est comme si c’était le seul principe qui pouvait un peu apaiser la part d’intranquillité indélébile que nous portons tous.  Pour quelques temps du moins.  Beauté folle.  

En Crète pendant nos grands voyages en autobus nous avons traversé des plantations d’orangers, de citronniers, d’oliviers, de figuiers, de marronniers, nous avons vu des chèvres, des montagnes, des vallées, des chapelles partout, quelques dieux.

Les dieux grecs sont vieux vieux vieux et on peut encore les voir, assis ou pliés le long des routes, en train d’arroser leurs vignes ou de vendre du miel.  Le malheur c’est qu’on ne parle pas la même langue, et que malgré nos gesticulations, on arrive difficilement à se dire autre chose que bonjour, merci, merci, merci.  Les dieux grecs sont beaux comme des vieux et ils ne peuvent plus rien pour nous, sauf nous offrir de l’eau, de la pastèque ou un verre de raki.  

Et puis maintenant, maintenant mes beaux amis sont partis.  Depuis je traîne ici, à Syros, dans une grande maison de capitaine de bateau à vapeur.  Je fais la même chose qu'avant  -  dormir et lire, nager, bronzer un peu, manger des bougatsas et boire du café grec.  Parler aux choses, vu que maintenant on est entre nous.  Parler aux vagues.  Parler aux pierres.  Leur dire des choses inventées, et leur dire aussi la vérité.

J’ai toujours aimé les îles.  C’est là que la liberté m’est la plus douce.  Comme dérobée au reste de la vie.  À Québec j’ai l’Isle-aux-Coudres et l’Île d’Orléans, pour aller me cacher quand je suis trop fatiguée.  Pour aller prendre l’air.  Pour aller parler au ciel et à la terre.  Quand je voyage c’est toujours sur les îles que je trouve mes plus beaux refuges.  Je ne sais pas d’où ça me vient.  Peut-être que le coeur est une île  -  et qu’il est apaisant pour l’âme de voir la même chose dehors que dedans.  Beaucoup d’eau de mer, d’un bleu jamais vu ailleurs.  Un peu de terre tapée, du thym et des abeilles.  Et du vent partout autour.  

Viendrez me visiter.  Je commence quand même à être un peu (un tout petit peu) lassée d'être toute seule à la plage.

jeudi 6 août 2009

...

Petit matin.

Diaphane, la lumière

Je suis au début d’une autre sorte de nuit blanche, sur le pont d’un grand bateau qui m’emmène de la Crète à Pireaus puis à Syros, où je vais achever mes vacances grecques. 

Je vais user une partie de la nuit qui commence à essayer de raconter ce qui s’est passé, raconter un peu, mais pas tout  -   l’inoubliable a ses pudeurs, et puis aussi, je me sens comme une petite réserve:  je me souviens, mais comme si j’avais rêvé.  Comme si j’avais rêvé mon beau rêve d’actrice.

C’était...  c’était.  Comme une consolation, un festin, et un effondrement.  Tout en même temps.  C’était peut-être une utopie.  Qui a tenu, le temps de la nuit.  C’était un palais, vraiment.  C’était à la fois un cosmos, et une luciole dans le cosmos:  famille.  C’était une cathédrale, et nous dansions dedans.  C’était une amnistie.  C’était un pique-nique sur les tombes de nos plus anciens chagrins.  C’était infiniment doux et infiniment violent, c’était la chose la plus fragile que j’aie jamais vue de toute ma vie, et pourtant nous étions invincibles.  C’était une sorte de prière, je pense.  Feu de joie.  

Je n’ai pas eu peur, j’ai eu très froid, j’ai eu mal aux yeux quand le soleil s’est levé le matin, j’ai été fatiguée d’une sorte de fatigue jusque-là inconnue de moi:  j’ai été galvanisée de fatigue.  

Il y avait de la nuit, partout de la nuit, et le temps était en morceaux.  On comptait les minutes pour savoir quand dormir (presque impossible), quand manger, quand mettre les micros:  mais en même temps quand ça commençait on entrait dans une sorte de vortex où tout ce qu’on connaissait se disloquait et nous apparaissait démembré, on ne savait plus rien de rien, si c’était le crépuscule ou l’aurore, où était le ciel, si un jour ça finirait.  Quand ça commençait on entrait en éternité  -  je me suis dit parfois:  ça y est, on est tous coincés ici, il va falloir qu’on joue pour toujours.  On ne peut plus sortir.  La dernière partie la dernière pièce, qui habituellement se déroule dans l’espace d’un soupir, je jure que je l’ai trouvée infinie  -  je ne comprenais plus comment on ferait pour se rendre jusqu’au bout.  

C’était magique, et très terre-à-terre.  Les habilleuses lavaient à la brosse des costumes tout le long du show sous la scène, les chiens fous du premier spectacle, incapables de dormir, jouaient au poker entre trois et cinq heures du matin il me semble, les lits de camp étaient crevants, et les bouchons pour les oreilles ne suffisaient pas à la tâche.  C’était terre-à-terre comme manger un steak au réveil à 17h00 et partir dans les rues parmi les festivaliers pour aller travailler.  C’était magique quand même.  Magique comme environ mille cinq cents spectateurs qui sont encore là après onze heures sur des sièges inconfortables, debout dans leurs couvertures, le vent et l’épuisement.  C’est ce qu’il y a eu de plus beau  -  de plus extraordinaire:  les gens.  Ceux qui travaillaient.  Ceux qui regardaient.  Les acteurs m’ont fait halluciner.  Les acteurs étaient splendides.  Tout le monde qui travaillait, tout le monde, était bouleversant de bienveillance.  Je n’ai jamais vu autant de monde se traiter avec autant de gentillesse, de prévenance, de délicatesse.  Mes camarades, leur beauté, leur bonté, leur talent:  de ça je me souviendrai toujours.

Ce fut quatre nuits d’amour fou.

Et le public qui a tout traversé avec nous, dans cet événement inouï, où on les sentait quelque part entre la game de hockey (ils applaudissaient à tout rompre à chacune des reprises, comme pour nous donner du courage, et peut-être pour s’en donner à eux aussi...) et le pèlerinage.  Je n’en reviens pas encore.  Des applaudissements le matin, en plein jour, les pieds dans la peinture froide, les yeux pleins d’eau, les longues minutes d’ovation, et les visages, les visages des inconnus, les visages de mes amis (oh mes beaux amis qui sont venus) et le visage de mon frère, mon frère dans la foule, de ça aussi, je me souviendrai toute ma vie.

Chaque nuit, le ravissement m’a prise, jamais au même moment, jamais dans la même lumière.

La lumière était splendide.  La vraie et la fausse.  La lumière était somptueuse.  La lumière était...  diaphane.   


Pour les quinze ans de ma petite soeur, elle avait demandé (et obtenu, Dieu sait comment) un saut en parachute.  Nous étions allés, toute la famille, voir l’enfant chérie sauter d’un avion avec un instructeur et atterrir dans un champ de Saint-Jean-Chrysostome.  Elle l’avait fait, on avait crié, couru vers elle, et on était dans un état d’agitation qui ne s’était pas calmé une fois qu’elle eût sauté;  alors qu’elle avait changé complètement d’état pendant la chute.  Elle nous était revenue étrangement sereine  -  elle était comme restée en l’air.  Elle avait l’air d’être tombée amoureuse.  Ou d’être devenue soudain mystique.  Elle regardait dans le vide, et elle souriait doucement à quelque chose que nous ne verrions jamais.  Je lui ai beaucoup envié ce palpitement miraculeux,  ce poudroiement secret du coeur  -  comme des ailes de papillon qui auraient poussé quelque part dans le creux laissé par une peur de mourir.  La toute première. 

 

Je n’ai pas eu peur, surtout pas de mourir  - mais à mon tour, je souris dans le vide, je souris en silence à quelque chose que je ne peux pas bien décrire.  Mais je vous jure:  c’est magnifique.